Du 3 au 6 octobre, Rome accueillait la première (grande) Maker Faire européenne, un événement né en 2006 à San Mateo, en Californie.
Maker Faire est une « franchise » lancée par le magazine américain Make, pour, nous dit Wikipedia, « célébrer les arts, l’artisanat, l’ingénierie, les projets scientifiques et le do-it-yourself ». Autrement dit, un rassemblement d’inventeurs « bidouilleurs », porté par un mouvement qui s’est développé avec la démocratisation des machines à commande numérique (la plus connue du grand public étant l’imprimante 3D) et des composants électroniques (tels les microcontrôleurs de la startup italienne Arduino, qu’on retrouve au cœur d’un nombre impressionnant de projets de robotique).
Tout ce petit monde travaille (en majorité) en Open Source, qu’il s’agisse des logiciels ou du matériel : autrement dit, un système de licences qui garantit la transparence du code et des plans, ainsi que la possibilité de les exécuter, de les copier, de les redistribuer et de les modifier (avec parfois des restrictions, notamment sur l’usage commercial). Voilà qui, au passage, doit saper le moral de Richard Stallman, qui se bat, depuis la « scission » de la fin des années 90, pour que l’expression « Open Source » ne prenne pas le pas sur celle, plus politique, de « logiciel libre ». La distinction est effectivement plus philosophique que pratique ; ceux que le débat intéresse se reporteront utilement à divers échanges d’arguments en ligne (en voici quelques-uns). Les partisans du consensus usent pour leur part de l’acronyme FOSS pour free and open source software, comme ça tout le monde est content — #oupas.
Du rêve et du cash
Au final, Maker Faire Rome fut un indéniable succès public (30.000 visiteurs sur les deux jours d’ouverture au public, un score d’autant plus remarquable, me semble-t-il, que le Palais des Congrès n’est pas précisément au centre de Rome) et un poste d’observation passionnant des évolutions à l’œuvre dans le mouvement maker. J’y ai consacré deux reportages radio pour Le Mouv’ et un article pour le site des Inrocks, tandis que Sabine Blanc planchait sur un papier fleuve pour Rue89 sur les entreprises Open Source. Sabine a également publié au retour un billet sur son blog, dont j’avoue ne pas savoir vraiment quoi penser — mais je sais qu’elle ne m’en voudra pas. Ce qui me gêne, c’est que sa déception (que je trouve excessive) s’appuie sur l’idée que Maker Faire « vendrait du rêve » pour, au final, rentrer dans le rang (du business bien compris).
Si on s’imagine le mouvement maker comme un joyeux foutoir idéaliste, on peut effectivement tomber de haut en mettant les pieds dans une conférence comme celle intitulée — très cash (dans tous les sens du terme) — « The Business of Making », avec son concours de projets en mode Star Academy. Or il me semble que la « philosophie maker » n’exclut, précisément, ni l’un ni l’autre : exaltant à la fois le DIY, les pratiques amateurs et l’esprit d’entreprise ; faisant cohabiter la réappropriation collective (décentralisée) des moyens de production, la critique de l’obsolescence programmée, le développement local, la récup’ et l’appel (encore un peu incantatoire) à de nouveaux business models. Pour reprendre la phrase d’un des intervenants de mon bouquin, « ce n’est pas de l’anticapitalisme, c’est de la lucrativité limitée » — et encore. Les distinctions idéologiques traditionnelles ne sont pas plus opérantes que pour analyser le mouvement hacker (dans lequel la culture libertarienne est très présente).
En buvant une bière à l’aéroport de Rome, nous nous demandions, Sabine et moi, si le mouvement hacker, justement, n’était pas plus « politique » que le mouvement maker. À vrai dire, je n’en sais rien. En Europe, c’est probable ; aux États-Unis, c’est déjà plus discutable (je n’ai jamais mis les pieds à la DEF CON, mais le programme est très différent de ce qu’on pouvait trouver à OHM cette année). Et puis « politique », de quelle manière ? On peut trouver de virulentes critiques de la surveillance numérique d’un bout à l’autre de l’échiquier… Les « émergences du réseau » transcendent à bien des égards les clivages classiques. Ça force à réfléchir, à remettre en question, à inventer — et, pour tout dire, ça ne fait pas de mal.
Le mouvement maker, c’est donc à la fois le robot en forme de cafard de deux étudiants italiens et les partenariats d’Arduino avec Intel ou les stands de Roland, avec, entre les deux, l’univers des FabLabs et celui des startups, qui s’interpénètrent. Du « bazar » et du « branding ». Du rêve et du cash (enfin, un peu).
Sterling parie sur l’Équateur
De toute façon, la Maker Faire de Rome valait le déplacement, rien que pour tomber nez à nez dans la press room avec Bruce Sterling, venu là comme chroniqueur pour Wired. Le genre de rencontre qui vous vaut la jalousie éternelle de vos amis amateurs de SF en général et de littérature cyberpunk en particulier. Sterling est un solide texan à lunettes, doté d’une voix particulièrement sonore, d’un accent épais comme un T-bone steak et d’un sens de l’humour pimenté. (Quand je lui ai dit que j’avais publié un livre sur le hacktivisme, il m’a conseillé d’essayer d’éviter la prison, à moins que je ne tienne à dormir avec son compatriote Barrett Brown. Il nous a aussi balancé quelques joyeuses piques sur le sabotage du Rainbow Warrior.) Il est également un observateur perspicace, acide et stimulant de « l’âge numérique » et des mutations socio-politiques à l’œuvre.
Ci-dessous, deux morceaux piochés dans mes rushes, qui me semblent mériter la lecture et la réflexion. Je les livre « brut de décoffrage » ou presque. Le premier a trait aux enjeux économiques du matériel Open Source, l’Open Hardware, et aux modèles qui peuvent en émerger :
« L’Open Source a beaucoup de potentiel. C’est très laid, c’est son principal problème : quand on voit du matériel ouvert, c’est tellement horrible, on n’a pas envie de le toucher. Le logiciel Open Source, c’est généralement assez vilain aussi. Mais bon, l’Open Hardware italien est pas mal : des boutiques d’Open Hardware à l’européenne, ça peut marcher. C’est moins cher à produire, ça s’améliore plus vite… Il peut aussi y avoir de la place pour des trucs hybrides : par exemple, j’imagine bien Google achetant pour quelques millions de brevets, et les balançant en Open Source, juste pour se débarrasser des patent trolls. L’écosystème clos, c’est de plus en plus cher et de plus en plus dangereux. Ça peut être plus économique et plus rapide de lâcher le truc, et de trouver d’autres avantages commerciaux. Les avantages de Google, ce ne sont pas ses brevets… Ils ont acheté Motorola parce qu’ils avaient besoin des brevets, ils avaient la trouille que Microsoft les poursuive. Ça leur a coûté beaucoup d’argent, et maintenant ils ne savent pas quoi en faire ! Donc l’Open Source s’améliore, et le propriétaire devient de pire en pire. C’est un système corrompu, et pas très fonctionnel. »
Le second porte sur les possibles enjeux géopolitiques de l’Open Source, du côté des « non-alignés ». On est vraiment très loin des robots mignons contrôlés par de l’Arduino :
« Ça ne m’étonnerait pas de voir un pays se lancer dans un truc comme ça. Si j’étais le Venezuela, ça pourrait être intéressant de balancer un peu de l’argent du pétrole dans des entreprises de matériel Open Source, juste pour baiser l’establishment. Pour un tout petit peu de financement public, tu peux vraiment pousser le truc. Et ça pourrait être vraiment embarrassant pour les pouvoirs en place… C’est comme offrir l’asile à Edward Snowden, ou avoir Assange qui dort dans ton ambassade. C’est ce que Stallman appelle la souveraineté informatique. Si tu es le Venezuela et que tu veux te débarrasser de la NSA, tu ne vas pas acheter Apple, Microsoft, Google ou Facebook… Mais tu peux acheter le mouvement Open Source et construire ton truc “Open Source souverain” : des machines, des programmes, de la cryptographie Open Source… Et après ça, tu peux même te la jouer bienfaiteur de l’humanité, du genre, regardez, on le fait et on le donne gratuitement ! OK, peut-être… Je ne pense pas que les Vénézuéliens soient assez malins pour ça, mais peut-être que les Équatoriens le seront. »
Un pas au-delà, donc, du cloud souverain que le Brésil met en place. Il faut avouer que le scénario est intelligent, et même assez plausible. Promis, si l’Équateur se lance dans l’Open Hardware, j’achète l’intégrale de Sterling.
À moins que je ne la trouve sur un tracker BitTorrent 😉
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