Depuis 2012, l’Institut français et CFI — l’agence de coopération du ministère des Affaires étrangères qui coordonne l’aide au développement des médias du Sud — organisent chaque année à Paris SafirLab, un programme de deux semaines de conférences et de partage d’expériences à destination de jeunes « porteurs de projets » venus de l’autre côté de la Méditerranée.
Pour sa troisième édition, SafirLab accueille depuis le 9 novembre, et jusqu’à dimanche, 21 jeunes hommes et femmes venus d’Égypte, de Jordanie, de Lybie, du Maroc, de Tunisie et du Yémen, engagés dans des initiatives en faveur de l’environnement, de la gouvernance ouverte, des droits des femmes, du droit à l’information, du développement local, de la culture… On peut les découvrir sur la brochure de présentation.
Hier matin, j’étais conviée à venir leur parler « Internet, droits fondamentaux et citoyenneté », en compagnie de Félix Tréguer, l’un des animateurs de La Quadrature du Net, engagé dans un travail de thèse sur « La citoyenneté insurrectionnelle sur Internet ». Nous nous sommes partagé la tâche : j’ai commencé avec un propos général sur les fondamentaux techniques du réseau, leurs impacts politiques, les atteintes aux libertés et l’Internet comme espace d’affrontement. Félix a poursuivi avec une réflexion (passionnante) sur la reconfiguration de l’espace public, le dépassement de la démocratie parlementaire et les enjeux de la relation entre droit et citoyenneté.
Pour illustrer mon propos — le support de présentation est disponible en ligne, et visible à la fin de ce billet — et plus précisément la question de l’Internet comme « forme politique » (j’ai pioché la formule dans le lumineux petit livre La Démocratie Internet de Dominique Cardon), j’ai utilisé un schéma auquel je n’avais jusqu’alors prêté qu’une attention distraite. Il est de la main de l’ingénieur américain Paul Baran, qui a rejoint en 1959 la RAND Corporation, un think tank californien originellement créé à la fin des années quarante pour conseiller les forces armées américaines.
Au sein de la RAND, Baran a travaillé à concevoir un système de communication capable de résister à une attaque nucléaire. Ces travaux ont donné lieu à la parution, en 1964, d’une série de rapports intitulée « On Distributed Communications ». Le premier de la série — « Introduction to Distributed Communications Networks » — comporte, page 16, ce schéma :
C’est à la fois clair, d’une absolue simplicité, et incroyablement évocateur. Ce que propose Baran, de manière très audacieuse pour l’époque, c’est une infrastructure de communication sans centre névralgique, sans « point unique de défaillance » (single point of failure), et dont le maillage assure la résilience : même si l’un des points du réseau disparaît, l’information continue à circuler entre les autres. Mais on peut aussi, évidemment, voir dans cette structure distribuée une « forme politique » — l’effacement des points d’entrée, des gatekeepers, au profit de liens égalitaires entre les nœuds du réseau.
Il serait tentant de tracer une continuité logique entre les travaux de Baran, le réseau ARPAnet, développé sous l’égide de l’Agence américaine pour les projets de recherche avancée, et l’Internet tel que nous le connaissons — en imaginant que l’infrastructure horizontale et distribuée ait été un choix opéré, en toute rationnalité, par un acteur par nature centralisé et hiérarchique, pour répondre au contexte géostratégique de l’époque. L’histoire est plus compliquée, comme l’explique le chercheur Alexandre Serres dans un article consacré à Baran comme « inspirateur d’ARPAnet », ou Félix Tréguer dans un billet sur la philosophie politique des concepteurs d’Internet. Paul Baran s’est heurté à de nombreux obstacles, d’abord au sein même de la RAND, puis auprès des principaux acteurs des télécommunications, à commencer par AT&T. Et si ses travaux ont bel et bien inspiré le projet ARPAnet, dont il fut l’un des conseillers, les objectifs n’étaient plus les mêmes.
Il n’empêche. J’aime l’idée qu’on puisse « lire » une part de notre réalité connectée — la plus enthousiasmante et féconde — dans un schéma technique vieux de cinquante ans. Car rien ne dit mieux que les diagrammes de Baran ce que l’infrastructure d’Internet fait au politique, au sens plein et fort du terme (ou à la superstructure, pour les amis de la dialectique).
L’Internet, ce n’est rien d’autre que ça :
Et c’est ce par quoi tout change. Quand bien même le réseau serait, comme toute dimension de l’espace social, soumis à des rapports de force complexes, mouvants, parfois brutaux, et pas toujours — loin s’en faut — en faveur des « périphéries agiles ». Et c’est bien pourquoi la préservation d’une infrastructure distribuée (et non pas décentralisée) est un enjeu politique en soi, la condition technique à l’exercice des libertés civiles à l’ère numérique.
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Merci, au passage, à la Netscouade d’avoir permis cette rencontre avec la « promo » 2014 de SafirLab, et aux participants pour leur attention et leur feu nourri de questions et de remarques. La brièveté des échanges fut frustrante — ce qui est toujours très bon signe.
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Ci-dessous, le support de ma présentation. J’ai utilisé reveal.js, librement disponible sur GitHub. À utiliser sans modération pour qui le souhaite ; les conditions d’utilisation sont celles définies par la licence CC by-sa 4.0.
Bonjour,
Je suis d’accord avec vous sur votre propos.
Je pense également que, en grande partie grâce à internet, nous passons d’une société « verticalisé » (ou centralisé) à une société « horizontalisé » (ou distribué).
Et je pense également que c’est une très très bonne chose et qu’il faut que ce changement s’opère au plus vite dans le monde politique, qui s’y opposera fortement (il s’y oppose déjà) car ce sera sa dépossession de tout le pouvoir qu’il centralise.
Cependant je pense, un, que votre vision de ce qu’est internet et de comment il fonctionne est fausse, deux, que beaucoup de trop de gens pense comme vous et enfin trois, qu’il est dans l’intérêt de certaines personnes de vous faire pensez cela et donc qu’il est dangereux de laisser tout le monde penser que internet est un réseau distribué !
Je m’explique.
Internet ce n’est pas « ça » (voir votre schéma d’un réseau distribué).
Si internet était un réseau distribué alors chaque nœud du système (votre box à la maison par exemple si on exagère un peu) posséderait toutes les fonctionnalités nécessaires à faire fonctionner tout le réseau.
Or il existe des nœuds centraux (et donc vitaux) pour internet qui effectuent des tâches que eux seuls sont capables de réaliser et il est impossible pour quiconque de non autorisé de mettre sur le réseau une machine qui sera capable de faire ce que ces nœuds centraux font.
Donc internet est un réseau décentralisé et non un réseau distribué.
Tous ces nœuds vitaux se trouvent aux USA, gérés par des organismes américains, soumis au patriot act rappelons le !
Les américains sont les rois dans la défense de leurs intérêts. Ils l’ont bien assez prouvé, et continue à le prouver, sur la scène internationale depuis la seconde guerre mondiale.
Internet, si le besoin se fait sentir, deviendra un élément de leurs chantages ce n’est donc pas pour rien qu’ils font tout pour garder la main mise sur ces nœuds centraux !
Ne soyons pas naïfs, les américains ne sont les alliés que de eux même et de leur argent.
Concluons en disant, qu’il nous faudra faire attention dans l’établissement de notre société distribué à ne pas créer une fausse société distribué, c’est à dire créer une société décentralisé !
NB : Une petite vidéo pour, un, ouvrir un peu les esprits sur l’internet, les politiques, la neutralité du net etc, deux, faire connaitre M. Benjamin Bayard à ce qui ne le connaissent pas encore, et trois, faire découvrir Thinkerview à ceux qui ne les connaissent pas encore :
https://www.youtube.com/watch?v=_lrC9Ydh3Fo
Jules
Je crois qu’on ne s’est pas tout à fait compris 🙂
Quand j’écris « Internet, ce n’est rien d’autre que ça », je parle moins de sa réalité technique (complexe) que de son éthique politique « embarquée ».
« Ce que l’Internet fait au politique », c’est la capacité, pour chaque point du réseau, de recevoir et d’émettre, et c’est bien ce qui est fondamental.
Ça n’évacue pas pour autant l’exercice de rapports de forces à plusieurs niveaux — et je l’ai d’ailleurs bien précisé, sans entrer dans les détails (ça n’est pas l’objet). Et oui, bien sûr, la provenance de certains équipements (les routeurs de cœur de réseau par exemple, voir ce billet : http://www.bortzmeyer.org/porte-derobee-routeur.html) a son importance.
A son importance aussi — ô combien — l’existence de nouveaux gatekeepers qui ont remplacé les anciens et qui ne sont pas « neutres » quant à nos capacités d’émission, précisément.
Je ne sais pas qui a intérêt à me faire penser quoi que ce soit 😉 mais je doute qu’à une large échelle, il y ait « beaucoup trop de gens qui pensent » comme moi. Il y a surtout « beaucoup trop de gens » qui se sentent dépossédés des moyens d’agir sur leur environnement, et dépassés par les mutations technologiques. C’est bien pourquoi il me semble nécessaire de leur faire comprendre que le principe de l’Internet, c’est la distribution. Un principe technique, et un principe politique, au sens le plus large du terme.
(Point de détail : Bayart, c’est avec un « t ».)