D’abord c’est arrivé épars, confus, parcellaire. Ça parlait d’attaque, de tirs. Ça disait un mort, deux morts. Tout à coup, dix. C’était irréel, insensé. Ce qu’on était en train de faire, on le continuait dans le brouillard, l’œil rivé sur Twitter. Jusqu’au moment où on n’y arrivait plus. On lisait qu’untel était mort. Deux minutes plus tard, qu’il n’était que blessé. On envoyait des SMS. On essayait de réagir, de tromper l’angoisse. Ça ne marchait pas.
Plus tard les noms sont arrivés, l’un après l’autre, le décompte assassin de l’horreur. C’était de moins en moins irréel, de plus en plus insensé. On ne pouvait plus rien faire d’autre qu’attendre, attendre de savoir, attendre encore.
Charlie, c’était pour beaucoup des crayons, des plumes, suivis depuis des années, des décennies, même quand ils nous énervaient, même quand on n’était pas d’accord. Pour certains, des connaissances, des copains, des proches. Une dédicace sur un bouquin, un dessin griffonné sur une nappe de restau un soir de bonne chère. Charlie, un bout de notre histoire commune.
Daniel Schneidermann, dans sa première chronique sur Arrêt sur images, a eu l’expression juste : « un 11 Septembre intime ». Cette même sidération. Cette impression d’être minuscule, de n’avoir prise sur rien, dans ce monde où on peut, par un matin froid de janvier, être abattu à la kalachnikov pour une poignée de dessins. Ce rappel aigu, douloureux, que nous ne sommes pas à l’abri des convulsions du monde. Se demander si ce qu’on fait a du sens.
Ce n’est qu’après le rassemblement parisien, en voyant les images de Londres, de Tirana, de Buenos Aires ou de Rio, les « unes » du Berliner Zeitung ou de The Independant, que j’ai compris quel écho ça avait, ailleurs. Sur la place de la République, au pied de la statue, une installation lumineuse disait « Not Afraid », en anglais dans le texte, comme un message au monde.
Aujourd’hui, alors que la traque des tueurs continue, je lis qu’une mosquée et une salle de prière ont été visées par des tirs. Que certains demandent à toute une communauté de se « désolidariser » de ce qui s’est passé, comme si elle en avait jamais été solidaire. Comme beaucoup, je repense à la Norvège, au lendemain de la tuerie d’Utoya. Je relis la tribune si belle, si digne de Robert Badinter hier soir dans Libération :
« Allumer la haine entre les Français, susciter par le crime la violence intercommunautaire, voilà leur dessein, au-delà de la pulsion de mort qui entraîne ces fanatiques qui tuent en invoquant Dieu. Refusons ce qui serait leur victoire. Et gardons-nous des amalgames injustes et des passions fratricides. »
Ou encore :
« Ce n’est pas par des lois et des juridictions d’exception qu’on défend la liberté contre ses ennemis. Ce serait là un piège que l’histoire a déjà tendu aux démocraties. Celles qui y ont cédé n’ont rien gagné en efficacité répressive, mais beaucoup perdu en termes de liberté et parfois d’honneur. »
C’est déjà le jour d’après. Il va durer longtemps. Il sera difficile. Le quotidien peu à peu reprendra sens. On retrouvera ses marques. Il faudra beaucoup de Badinter pour ne pas retomber dans les mêmes ornières.
Mais pour quelques heures encore, je vais simplement penser à ceux qui ne sont plus là, à leurs proches. Je penserai aussi, beaucoup, à ceux qui ont survécu, à ceux qui ont vu, qui devront vivre avec ça.
Et puis après, pour chacun d’entre nous : continuer.