Faut-il enseigner l’informatique à l’école ? Dans un monde où les technologies numériques prennent de plus en plus de place, la question pourrait sembler anachronique — et la réponse évidente.
En France, l’offre est pourtant encore d’une pauvreté désarmante. Certes, l’option « Informatique et sciences du numérique » a été proposée à la rentrée dernière aux terminales scientifiques, avec l’idée de l’élargir à l’ensemble des terminales en 2014 ; certes, le ministère de l’Éducation nationale planche sur une sensibilisation dès les classes de primaire ; on peut quand même se demander pourquoi, en 2013, on en est encore là. La situation est telle qu’en mai dernier, l’Académie des sciences a tiré la sonnette d’alarme avec un rapport au titre limpide : « L’Enseignement de l’informatique en France : il est urgent de ne plus attendre. »
Le plus paradoxal étant qu’au milieu des années 80 — autrement dit, aux tous débuts de la démocratisation de l’ordinateur personnel –, l’idée qu’il fallait offrir aux enfants la maîtrise de ce nouvel outil relevait, pour le coup, de l’évidence. Le plan Informatique pour tous avait certainement des défauts (on lui a reproché notamment d’avoir négligé la formation des enseignants). Il n’empêche : les trentenaires d’aujourd’hui ont pu, à l’époque, faire leurs premières armes en BASIC ou en Logo, quand leurs cadets ont, au mieux, appris dans le cadre scolaire l’utilisation de quelques logiciels.
Après l’abandon du plan IPT, la transmission « précoce » de la culture informatique s’est faite — et continue à se faire — en marge du système éducatif : dans les clubs de programmation, les réseaux de sociabilité, en famille, en apprentissage autodidacte… Bref, en mode buissonnier. De quoi, d’ailleurs, renouveler les approches pédagogiques. En témoigne une jolie initiative qui m’avait été signalée l’an dernier par Frédéric Couchet, le délégué général de l’April, l’association française de promotion et de défense du logiciel libre : les Coding Goûters qui, comme leur nom l’indique, sont des « goûters de programmation ». Autrement dit, on mange du cake, on boit du jus de fruit et… on code.
Fin juin, j’ai donc participé à un Coding Goûter, sous les hauts plafonds des locaux parisiens de la Fondation Mozilla. Comme le veut la règle, je suis venue avec un ordinateur et surtout un enfant, emprunté à un couple d’amis. Karel, 11 ans, n’avait jamais programmé de sa vie, mais il a beaucoup joué aux Lego, inventé des jeux de plateau, et manifeste un appétit certain pour les ordinateurs. Un cobaye idéal, qui a accroché en un rien de temps à Scratch, le logiciel d’initiation aux algorithmes développé au MIT. J’en ai fait le « fil rouge » d’un reportage pour Le Mouv’ :
Sur Slate, je suis revenue plus longuement sur l’initiative elle-même et sur les motivations de ses concepteurs — qui font précisément partie de ces trentenaires de la génération « Informatique pour tous », ceux qui ont, tout petits, mis les mains sous le capot (et, dans leur cas, les y ont laissées). Ce que je trouve particulièrement intéressant dans cette expérience, c’est d’abord la transmission « de pair à pair » : dans les faits, en binôme face à l’écran, Karel et moi avons réellement progressé ensemble, « tutorés » par une jeune fille de 13 ans. Ce qu’explique bien Raphaël Pierquin : si l’adulte est généralement plus méthodique, l’enfant, lui, est plus créatif face à l’obstacle.
Intéressante aussi, et très efficace, la démarche ludique : pas d’autre enjeu que de s’amuser, créer, montrer ce qu’on a fait, s’inspirer de ce que les autres ont réussi à faire… Ça a réveillé, au passage, quelques vieux souvenirs de mes premiers pas en BASIC, motivée que j’étais par ce que ma mère réussissait à faire sur le MO5 familial.
[Pour la petite histoire : un jour, une panthère rose a traversé l’écran sur des patins à roulette. À l’époque, pour obtenir ce résultat, il fallait définir chaque image pixel par pixel. Autrement dit, des semaines de travail. À mes yeux d’enfants, le MO5 a alors valu toutes les boîtes de Lego du monde.]
Ça a fait écho aussi, bien sûr, à ce que j’ai entendu de la bouche de tous les hackers que j’ai pu rencontrer jusque là : on fait les choses parce qu’on y prend du plaisir, parce que ça nous amuse — y compris quand il s’agit de travailler sur les failles de sécurité des systèmes de vote électronique en Allemagne (eh oui).
L’approche du Coding Goûter est délibérément modeste. J’imaginais, au départ, que les parents avaient mis sur pied ces rendez-vous pour pallier les carences de l’école ; dans les faits, ils n’ont pas cette prétention. Leur principal moteur, c’est de transmettre à leurs enfants ce qui les passionne et, au-delà, de leur offrir un mode d’expression supplémentaire. C’est ce qu’explique très bien Julien Dorra :
« De la même manière qu’on apprend aux enfants à dessiner ou à raconter des histoires, même s’ils ne vont pas devenir peintres ou écrivains, on a envie d’apprendre à nos enfants à coder, même s’ils ne deviennent pas développeurs professionnels. »
En tout état de cause, l’initiative répond à ces objectifs. Mais derrière cette phrase, il y a pour moi une vraie question, celle de la place sociale du code. Un mode d’expression, au même titre que « dessiner ou raconter des histoires » ? Ou est-ce que l’algorithmique pourrait même avoir une place plus fondamentale — au même titre que lire, écrire et compter, par exemple ? Parce qu’intégrer dès l’enfance un minimum de culture informatique, c’est être, je crois, vacciné contre l’appréhension face à la machine, donc être capable, quand on en a le temps, l’envie ou le besoin, d’aller y mettre les mains. Ce n’est pas seulement avoir les moyens d’être créatif et de s’amuser ; c’est avoir les moyens de comprendre son environnement et d’agir sur lui.
Lors de la conférence « Ma mère et les hackers » organisée par Sabine Blanc lors de la dernière édition de Pas sage en Seine, deux mots prononcés par la mère de Sabine m’ont frappé l’oreille : « peur » et « magique ». Ça en dit long, je crois, sur le rapport que la plupart des gens entretiennent avec l’outil informatique. Sortir de la « peur » et de la « magie », ça me paraît, de plus en plus, être un enjeu de citoyenneté et de démocratie.
Si intéressantes et stimulantes que puissent être des expériences comme le Coding Goûter ou le réseau Hackidemia, elles ne peuvent pas, à elles seules, répondre à cet enjeu-là, quand bien même elles le voudraient. Une démocratisation massive passe probablement, aujourd’hui, par l’école, tout simplement parce qu’elle touche tout le monde — et notamment les catégories de population les plus éloignées de l’outil et/ou de la culture informatique. Ce que tente Simplon.co en proposant des formations de développeur web à destination des jeunes des quartiers populaires, là encore c’est remarquable, mais ça se joue dans les marges (même si, on le sait, les marges peuvent finir par contaminer le centre, ou les périphéries le core).
On pourrait, du coup, se réjouir de la prise de position de l’Académie des sciences en faveur d’un enseignement généralisé des bases de la programmation, du primaire au lycée, et de ce qui semble se dessiner à moyen terme du côté de l’Éducation nationale en France. Mais l’introduction du rapport a de quoi interroger :
« L’informatique est d’une importance toujours grandissante en termes de création de richesses et d’emplois dans le monde, que ce soit directement dans l’industrie informatique ou dans des domaines grands utilisateurs comme l’aéronautique, l’automobile et les télécommunications. »
Ou encore : « Les circonstances sont très favorables à l’introduction d’un véritable enseignement de l’informatique : pression de l’industrie en manque de personnel bien formé en informatique, attirance naturelle des élèves pour le numérique qui fait partie de leur environnement de tous les jours, possibilité de décliner les exemples d’applications dans des domaines très variés et attirants, excellente adaptation à l’enseignement en ligne qui se développe partout, développement d’une meilleure compréhension de ce qu’un curriculum doit inclure dans ce domaine avec participation des chercheurs. »
Il ne s’agit pas de jouer les vierges effarouchées, de nier que l’informatique et le numérique soient des viviers d’emplois ou des leviers de création de richesses. Mais on a l’impression, à lire ces lignes, que répondre aux besoins immédiats de l’industrie existante est plus important que de donner aux enfants les moyens de comprendre le monde qui les entoure. On peut chercher longtemps, dans tout ça, la perspective politique et sociale — et même la perspective économique (on n’est même pas à l’instant T, plutôt à l’instant T-1).
La question des objectifs reste posée. La question des moyens aussi : on ne fait pas l’école sans les enseignants. Les former n’est pas une petite affaire. Leur apprendre à apprendre dans des modalités aussi ouvertes, dynamiques, a-hiérarchiques que celles qui existent et fonctionnent dans les périphéries est probablement une gageure.
Le code pour tous, en hackant l’éducation ? En voilà un (beau) chantier…